Les marchés réclament des hausses de taux
Si les marchés étaient en début d’année encore insensibles à l’accélération de l’inflation, la donne a changé lorsque le conflit ukrainien a éclaté. Ils dictent désormais leur loi. Les taux longs se sont envolés : le taux de swap à 10 ans en zone Euro s’échange désormais à 2,45% contre 0,15% en début d’année. Les taux souverains à 10 ans en Allemagne et en France sont passés respectivement en 6 mois de -0,12% et +0,24% à +1,55% et +2,08%, matérialisant au passage une augmentation du spread de 0,36% à 0,53%. Les pays européens les plus endettés voient logiquement le spread de leur dette s’accroître par rapport au Bund allemand : 1,76% pour l’Italie contre 1,34% (taux à 10 ans à 3,51%), 2,37% pour la Grèce contre 1,50% (taux à 10 ans à 3,86%).
La pression est également mise sur les monnaies des pays les plus réticents à remonter leurs taux : le dollar est ainsi passé de 113 à 136 yens en 6 mois, et l’euro de 1,14 à 1,05 dollars.
La guerre en Ukraine a considérablement renforcé l’inflation sur les matières premières énergétiques et agricoles et, par répercussion, sur une majeure partie des produits. Les pressions salariales s’accélèrent. Les investisseurs exigent en conséquence une prime de risque supplémentaire pour refléter un risque accru. Et ce, bien que paradoxalement soit redouté une situation de stagflation (accélération de l’inflation, ralentissement de la croissance voire entrée en récession). Ils anticipent des difficultés pour les Etats à honorer leurs dettes et attendent en conséquence une meilleure rémunération du risque.
La Fed a débuté dynamiquement son cycle de resserrement monétaire
La Fed avait annoncé en début d’année qu’elle anticiperait son calendrier de remontée de taux devant l’accélération de l’inflation. Le conflit ukrainien a mis le feu aux poudres.
La Fed a ainsi remonté son taux directeur de 0,25% en mars, de 0,50% en mai, et de 0,75% le 15 juin dernier (la plus forte hausse depuis 1994) pour l’établir entre 1,50% et 1,75%. Elle prévoit une nouvelle hausse de 0,50% à 0,75% en juillet et annonce que son taux directeur pourrait être de 3,40% en fin d’année, de 3,80% fin 2023.
Elle s’inquiète d’une inflation à 8,6% en mai sur un an glissant (plus haut niveau depuis 40 ans) et d’un taux de chômage très bas à 3,6% qui engendre de fortes pressions sur les salaires.
L’exercice est cependant délicat et plusieurs économistes redoutent que l’économie américaine passe directement d’une situation de surchauffe à une récession au quatrième trimestre.
La Banque d’Angleterre suit une démarche similaire avec un taux directeur désormais à 1,25%.
La BCE fait de la résistance mais demeure vigilante
Conformément à sa politique de « forward guidance » (communiqués de presse clairs) pour ne pas surprendre les marchés, la BCE a annoncé le 9 juin son intention de remonter le 21 juillet son taux directeur de 0,25%. Ce sera la première hausse depuis 11 ans. Elle n’écarte pas la possibilité, en fonction de l’évolution de l’inflation, de procéder en septembre à une seconde hausse comprise entre 0,25% et 0,50%.
Elle a annoncé en parallèle la création d’un nouvel instrument pour lutter contre l’écartement des spreads obligataires entre les différents états. Cet instrument, dont les modalités n’ont pas encore été divulguées, permettrait de réduire le risque de fragmentation en cas de nouvelle hausse des taux directeurs. Par son biais l’institution entend limiter les spéculations notamment sur la dette italienne. Il remplacerait en partie le mécanisme de liquidité (achats mensuels de papier public des états européens) qui a pris fin. La fin de ce dernier permet à la BCE de dégonfler progressivement son bilan et de se redonner des marges de manœuvre pour l’avenir qui seront bien utiles si une nouvelle crise émerge.
La décision de remonter le taux directeur en juillet est motivée par l’inflation dans les pays de la zone euro qui a atteint 8,1% en mai sur un an glissant (+39,2% pour l’énergie). La BCE est toutefois tiraillée entre ses objectifs : d’une part de maintenir l’inflation aux alentours de 2%, et d’autre part de stimuler la croissance encore timide et fragile. Cette annonce a pour but a minima de rassurer les marchés qui craignent une stagflation (faible croissance, forte inflation, synonyme historiquement de chômage durable).
Il est en effet essentiel de maintenir des taux courts bas pour stimuler le financement des entreprises. Des taux longs maintenus bas permettent également aux états de contracter de la nouvelle dette publique sans trop risquer de se mettre financièrement en danger. Une trop forte hausse des taux longs contraindrait les états les plus endettés à un retour immédiat à l’excédent budgétaire. Le service de la dette ne serait pas soutenable et obligerait à des arbitrages budgétaires coûteux. Il est difficilement concevable d’augmenter davantage la pression fiscale dans un contexte de croissance faible et de consommation potentiellement en berne.
Avec cette hausse le 21 juillet, le taux directeur de la BCE passera de -0,50% à -0,25%. Le marché a globalement accepté cette communication. L’Estr et l’Euribor 1 mois demeurent globalement inchangés à respectivement -0,581% et -0,57%. L’Euribor 3 mois intègre cette hausse du taux directeur de 0,25% à -0.21%. C’est à plus long terme que le marché continue d’anticiper une intervention plus musclée de la BCE. L’Euribor 12 Mois est à 1,02%, soit une anticipation d’une hausse complémentaire du taux directeur de près de 1% sur un an.
L’annonce du nouvel instrument a également porté ses fruits puisque le spread à 10 ans Italie-Allemagne aujourd’hui à 1,76% est monté à 2,56% à la mi-juin.
La BCE doit continuer de résister
La croissance 2022 en zone Euro a déjà été révisée maintes fois à la baisse et risque de l’être encore. Une entrée en récession à l’automne ou début 2023 est anticipée par certains économistes.
La croissance est loin d’être soutenue et l’économie loin d’être en surchauffe comme l’économie américaine. Les chiffres 2022 demeurent « dopés » par l’effet rebond post-covid, et la croissance attendue pour 2023 est trop faible et fragile.
L’inflation est bien installée et le marché de l’emploi se complique (revendications salariales accrues, difficultés à embaucher). Rien ne garantit pour autant que cette inflation s’installe durablement sur un niveau élevé. Dans certains secteurs comme l’énergie et l’agro-alimentaire, très certainement. Mais dans de nombreux secteurs non essentiels, une diminution de la consommation par des ménages, contraints de restreindre leur budget, posera d’autres difficultés ; il sera malvenu d’augmenter les prix. La consommation risque de se concentrer sur les dépenses essentielles. Les entreprises commercialisant des produits à fort pricing power pourront répercuter la hausse de leurs coûts. Les autres, déjà fragilisées par la crise des débouchés conséquence du vieillissement de la population dans les économies développées (voir nos notes précédentes), risquent de connaître des complications supplémentaires.
La révolution verte est enclenchée mais toujours insuffisante à date pour prendre le relai. Une commande publique soutenue et de fortes incitations à l’investissement privé sont essentielles. Une remontée des taux longs serait un frein comme développé précédemment. Il n’est pas opportun de fragiliser les états déjà bien endettés en les contraignant à des programmes d’austérité pour éviter un scénario déjà vécu en Grèce.
Son annonce du 9 juin ayant été bien acceptée par le marché, la BCE devrait pouvoir se contenter d’interventions minimalistes. La volatilité s’est réduite (l’indice VIX est revenu sous 30 à 28,71$), et l’or n’est pas spécialement recherché (l’once continue de perdre du terrain à 1820$). Les marchés ne sont donc pas si inquiets. On assiste vraisemblablement à un réajustement logique des primes de risque.
La hausse des taux longs (OAT 10 ans à 2,08%) semble donc exagérée. Les tensions devraient perdurer quelques mois encore avant une probable décrue, peut-être en fin d’année pour revenir sur des niveaux plus conformes aux fondamentaux de l’économie. Il est délicat d’évaluer pour le moment un niveau cible avec une croissance faible et fragile, une inflation soutenue, et un conflit ukrainien en passe de s’éterniser. Des modifications structurelles des économies sont en train de s’opérer avec la redistribution des cartes de l’approvisionnement en énergie.
Avec un taux directeur actuellement à -0,50%, la BCE a de la marge pour combattre l’inflation et donner un signal fort au marché si nécessaire. Elle pourrait le ramener en territoire positif à +0.25% ou +0,50% sans que cela n’ait de conséquences pénalisantes pour l’économie. Elle le fera sûrement si cela devient nécessaire pour endiguer une trop forte dépréciation de l’euro, ce qui renchérirait l’inflation importée.
Dans cette hypothèse les taux longs pourraient se stabiliser aux alentours de 2% pour l’OAT 10 ans française. Si la BCE parvient à maintenir son taux directeur en territoire négatif ou à 0%, l’OAT 10 ans pourrait revenir progressivement vers 1,50% / 1,70%.
La BCE s’accommodera sûrement d’une inflation qui s’approchera des 3%, légèrement supérieure à son objectif de long terme.
Les nouvelles primes de risque vont rebattre les cartes sur les actifs
Avec une inflation installée structurellement au-delà de 2% et un taux de l’actif sans risque à 2,08% (OAT 10 ans française), les primes de risque sont modifiées.
L’immobilier qui a joué le rôle de valeur refuge dans un premier temps et qui a été très soutenu par l’abondance de liquidités risque d’être le principal impacté. La prime de risque est proche de 0% sur les actifs prime du QCA (Quartier Central des Affaires). Ce n’est guère mieux dans l’hyper centre des plus grandes métropoles. Or qui souhaite investir raisonnablement sans marge eu égard aux contraintes croissantes du secteur ? L’immobilier résidentiel, et dans une moindre mesure l’immobilier de bureaux et de commerce, risquent de subir une correction dans les quartiers qui étaient encore récemment les plus recherchés. Les actifs atypiques, recherchés, ou répondant à des besoins nouveaux tireront leur épingle du jeu.
Les investisseurs chercheront à faire mieux que l’inflation. Seules les actions, cotées et non cotées, voire les obligations high yield sont en mesure de remplir cette mission grâce à la croissance des bénéfices. Il conviendra de bien sélectionner les valeurs et d’opérer une différenciation. Les valeurs à forte élasticité de prix (pricing power) ou positionnées sur des marchés à forte croissance structurelle ou sur les marchés de demain seront recherchées.
Le marché des emprunts pour les entités publiques est impacté mais demeure très liquide
La hausse des taux longs n’a pas réduit l’offre. Bien au contraire elle renforce l’intérêt d’investisseurs qui attendaient une augmentation des rendements pour se positionner.
Cependant, un nouveau problème a émergé : le taux d’usure qui est de 1,76% pour le 1er semestre 2022. Très peu d’établissements sont en mesure de proposer un taux fixe à un niveau inférieur à ce dernier. Les entités publiques qui souhaitent impérativement conclure en taux fixe sont obligées de se tourner vers les placements privés obligataires qui ne sont pas soumis à cette contrainte. Au 1er juillet prochain le taux d’usure sera révisé. Il est difficile d’anticiper ce dernier car il est calculé en fonction de la moyenne des taux fixes qui ont été conclus sur le semestre passé. Sa révision offrira toutefois davantage de possibilités surtout si la hausse des taux longs cesse.
Une question se pose : est-il opportun de figer sur 15 ou 20 ans amortissable un taux supérieur à 2% ? Pour que la réponse soit positive, il faut anticiper un taux d’emprunt à taux variable, marge comprise, supérieur en moyenne pondérée sur la période… autrement dit anticiper une hausse significative des Euribor. C’est assez peu probable pour les raisons évoquées précédemment.
La période actuelle milite davantage pour la conclusion d’emprunts à taux variables ou à taux mixtes (fixe les premières années, variable ensuite). Les occasions de figer des taux inférieurs à 2% seront à étudier en considération au niveau des taux proposés qui demeurent historiquement bas.
La repentification actuelle de la courbe des taux offre de belles opportunités de mise en place de swaps. Il est en particulier possible de se créer actuellement de la ressource à taux négatifs en sensibilisant les taux fixes contractés ces 3 dernières années. Car, rappelons-le, contrairement à la majorité des emprunts, les taux variables payés par l’intermédiaire d’un swap ne sont pas floorés à 0%. De plus, le taux retenu (index + marge) est également non flooré à 0%. Actuellement il est possible grâce aux swaps de figer une marge négative sur des Euribor (index – marge). Cela permet non seulement de profiter du niveau des Euribor tant que ces derniers demeurent négatifs, mais aussi de bénéficier de la sécurité supplémentaire qu’offre la marge négative obtenue.
Conclusion
L’économie mondiale menace, à peine entrée en reflation, de tomber dans la stagflation. A la différence des Etats-Unis qui sont dans un cycle économique particulier qui justifie un resserrement monétaire, la zone euro est confrontée à une croissance faible et fragile et à une accélération de l’inflation. Cette inflation est soutenue même s’il est à ce jour peu probable qu’elle se maintienne sur les niveaux actuels. La BCE va entrer en juillet dans un cycle haussier des taux mais elle devra composer avec ces 2 éléments. Elle sera réticente autant que possible à remonter fortement ses taux i) pour ne pas plonger les économies dans la stagflation ii) pour permettre aux états les plus endettés qui ne parviennent pas à l’équilibre budgétaire de se refinancer facilement et de maintenir un soutien actif à la transition économique. La prudence s’impose sur les investissements immobiliers, une différentiation est requise pour les investissements financiers.